Clarifications sur l’origine du caractère "Bu" "武"
Une histoire d’interprétations erronées
En Asie comme en Occident, on parle souvent du premier kanji de "Budo" (武道), le "Bu" (武), comme signifiant "arrêter la lance". C’est une interprétation qui date presque de l’origine des Budo eux-mêmes et qui s’inscrit dans la volonté de donner une image de paix aux arts martiaux faisant fi des réalités historiques et de la vérité. Revenons sur les origines de ce terme pour en déterminer sa véritable signification.
L’utilisation courante du Kanji Bu et son origine
Les Kanji sont des caractères chinois apportés au Japon et introduits dans la langue japonaise avec la religion bouddhiste aux alentours du 6ème siècle.
Réservés aux religieux et aux lettrés dans un premier temps, ils se répandent progressivement au rythme de l’alphabétisation de la population.
L’introduction dans la langue japonaise, préexistante, s’est faite de 3 manières. Tout d’abord en adaptant les Kanji les plus proches à la fois en termes de sonorité et de sens, puis uniquement en termes de sens et enfin uniquement en termes de sonorités. De nombreux sons n’existant pas à l’origine en japonais seront intégrés dans la langue pour faciliter l’implémentation des Kanji.
On retrouve donc des mots ayant le même sens, mais provenants de deux origines, les "mots du Yamato" (l’ancien Japon), et les "mots de Chine", issus du chinois.
Prenons un exemple : )à partir du Kanji "fue/zô" (増) qui signifie "augmentation", on formera alors "Fueru" (増える), le verbe "Augmenter", et "Zouka" (増加) un nom ayant la même signification. Fueru est un terme du Yamato, préexistant au Kanji, on a donc arbitrairement déterminé que ce Kanji pouvait se lire "Fue", alors que "Zô" de "Zôka" est issu directement de la prononciation chinoise.
Les multiples prononciations que peut avoir un seul Kanji sont un produit de l’adaptation "forcée" des Kanji à la langue japonaise. Tout n’étant pas adaptable, des alphabets syllabiques kana (hiragana et katakana) servant à modifier la fonction d’un mot (verbe, nom, adjectif) seront ajoutés, bien que les textes religieux et officiels resteront longtemps écrits intégralement en Kanji (ce n’est plus le cas aujourd’hui et peu nombreux sont les Japonais capables de lire un texte ne contenant pas de kana).
Le Kanji "Bu" est donc originaire de Chine, il a été conçu, dessiné, en Chine, avant le 6ème siècle, à une époque ou règnent violence, terreur et guerres. C’est d’ailleurs à cette époque qu’il sera importé au Japon, alors que l’écriture chinoise est rationalisée et n’évoluera plus que très peu dans les siècles à venir.
Il se retrouve en japonais dans des termes plus anciens que Budo, par exemple, "Bujutsu" (武術) (techniques de guerre), "Bugei" (武芸) (arts de la guerre), "Bushi" (武士) (soldat), "Buki" (武器) (arme), etc.
Dans cette logique, il est difficile de justifier une interprétation pacifique de ce Kanji par les faits historiques.
Mais revenons sur sa composition pour y voir plus clair.
La composition du kanji "Bu"
Le kanji "Bu" est un Kai moji, c’est à dire l’association de deux kanji pour former un troisième kanji ayant le sens cumulé des deux premiers.
On le retrouve dans sa forme primaire plus d’un millénaire avant notre ère, écriture dite "ossécaille", la plus ancienne forme d’écriture chinoise dont descendent directement les kanji modernes.
Une version plus détaillée présentant assez bien l’évolution de chaque partie du kanji ainsi que ce qu’elles symbolisent est disponible sur le wiki.
Les défenseurs de la théorie "Hokodome", de "Hoko" (戈) la lance, et "tome/dome"(止) arrêter, arguent très simplement que le kanji "Bu" est l’association des kanji signifiant "lance" et "arrêter", signifiant donc "arrêter la lance".
L’interprétation de "Hoko", lance, est acceptée par tous les experts japonais comme chinois et donc ne pose pas de problème.
En revanche, l’interprétation de "dome" pose plus de problèmes. Il est tout à fait exact que "dome" est également le kanji utilisé pour "arrêter/stopper"… et si l’on s’arrête à une analyse superficielle, cela fonctionne.
Mais rappelons-nous que les kanji japonais sont une adaptation "forcée" des caractères chinois sur une langue préexistante. Il serait donc intéressant de chercher plus loin, dans le sens du kanji "dome" et son origine chinoise.
Sur le site Aikido journal (article introuvable mais cité sur le forum "Aikiweb"), Peter Goldsbury, linguiste chercheur vivant au Japon depuis de très nombreuses années (et président de la fédération internationale d’Aikido) propose deux autres interprétations, beaucoup plus en phases avec l’Histoire et communément admises par les chercheurs en linguistique japonaise et chinoise.
Si l’on conserve l’idée d’arrêter la lance, alors il est bon de se demander s’il s’agit de l’arrêter pour arrêter le combat (logique pacifique) ou de l’arrêter dans le ventre de l’ennemi (logique guerrière). On pourrait également se demander si stopper la lance ne pourrait pas être interprété par "stopper la lance de l’ennemi par la sienne".
Dans les deux cas, ces interprétations font plus de sens au regard de l’Histoire d’une part, ainsi que de toute la sémantique autour du kanji "bu" (tous les mots dans lequel se retrouve ce kanji).
Mais s’agit-il véritablement du kanji "dome" dans la partie basse du kanji "bu" ? Rien n’est moins sûr si l’on en croit les experts linguistes et que l’on regarde l’origine de ce kanji. Il semblerait qu’il représente, à l’origine une trace de pas dans le sol avec une nuance sur le déplacement.
À partir du kanji ossécaille seul, on a obtenu, à force d’évolution, le sens "arrêter" (止), mais ce n’est pas parce que ce kanji seul a pris, avec le temps, le sens d’arrêter que ce même sens est à appliquer à la combinaison de kanji qu’est "Bu". Si l’on souhaite faire une explication sémantique du kanji, alors il faut reprendre son sens à l’époque de sa formation, et à cette époque, la partie basse (4ème kanji dans l’image ci-dessus) signifiait clairement "se déplacer" et non "arrêter".
A titre de comparaison, le mot "Merci" en français a dérivé dans deux sens différents, le sens du remerciement, et le sens de pitié (accorder sa merci). Il est possible de lier l’origine de ces deux sens, mais ils n’en restent pas intrinsèquement différents dans leurs utilisations modernes.
"Bu" signifierait alors "se déplacer avec une lance". La théorie "Hokodome" s’effondre et le véritable sens du kanji apparaît, il ne s’agit plus d’arrêter la lance, mais d’avancer avec une lance, telle une armée s’avance vers son ennemi.
L’acceptation du sens de "Bu" dans le Japon moderne
Une langue vivante est en constante évolution.
D’aucuns pourraient arguer que ce qui importe n’est pas le sens original du mot, mais son sens actuel, et cette position se défend parfaitement.
Il est important, cependant, de mentionner que plusieurs dictionnaires japonais (et notamment le Gendai Kanjigo Jiken), mentionnent clairement que la théorie "Hokodome" est une erreur. Cela tendrait à prouver que même de nos jours, les linguistes japonais n’acceptent pas le sens de "hokodome" pour ce kanji.
Cependant, à force d’interprétation et de théorisation successives, notamment par des pratiquants et enseignants d’arts martiaux, cette définition se retrouve très fréquemment.
Par définition, les "Budo" sont des redéfinitions des "Bujutsu" anciens, une transition d’arts de guerres à arts de paix.
Dans ce cas, pourquoi ne pas accepter le sens "hokodome" pour le kanji "Bu" lorsqu’il se trouve dans "Budo", et le sens martial original lorsqu’il se trouve dans "Bujutsu" ?
Avec tous ces éléments en main, il vous est alors possible de faire un choix éclairé, un choix qui vous appartient.
Mais l’Histoire est l’Histoire, la vérité est la vérité. À force de redéfinir les termes et concepts comme ils nous arrangent, on finit par perdre de vue le sens de ce que l’on fait. A nier ses origines, on se condamne à refaire les mêmes erreurs que par le passé. Je pense donc qu’il n’est pas souhaitable de diffuser des interprétations erronées sans spécifier clairement qu’il s’agit d’une interprétation ou réinterprétation.
Enfin, si même au Japon cette interprétation fait son chemin chez les pratiquants les moins instruits, quelques recherches rapides dans un dictionnaire ou sur internet permettent de rapidement corriger ses croyances. Cela n’est pas aussi simple pour les pratiquants non japonais ne maitrisant pas la langue. On peut alors se demander dans quelle mesure une certaine partie de l’establishement martial japonais souhaite faire croire à cette interprétation aux non Japonais.
Dans un futur article, nous parlerons des tendances de réécriture / réinterprétation de son Histoire et du besoin des Japonais de vendre une version romancée de la réalité hors de leurs frontières, notamment en rêvant sur l’origine des Budo ainsi que du code du Bushido.
Sources:- "Naritachi de shiru kanji no omoshiro sekai", Dictionnaire et travail de recherche japonais – ASIN: B00V83AI50 (lien google book vers la page concernée)
- Wikipedia: Écriture ossécaille
- Wikipedia: étymologie de Bu (武)
- Wikipedia: étymologie de Hoko (戈)
- Wikipedia: étymologie de Tome/dome (止)
- Gendai kanjigo jiten (site de l’éditeur)
Cette article présente volontairement des simplifications, notamment dans la manière dont les kanji sont nommés, et ce pour éviter de complexifier la lecture avec des termes n’ayant pas de rapport avec le sujet.
10 commentaires - Clarifications sur l’origine du caractère "Bu" / "武"
@Janusz
Indeed. Excellent resource that shows that where serious research are conducted (All Japan Kyudo Federation in this case), the true sense this Kanji is widely accepted. Thank you very much.
When standing in front of the character, written, brushed from high ceiling to low floor, upon which dirty feet, are not turned up… in offence, brushwork displayed, the logogram very much Stops Spears, such is the etymology of war resolved by the etymology of peace; one mixes up and causes confusion, the other makes covenant and agreement, so what do you see, written in bu… is up to you, and another, and another, and another, in war… and in peace. As a picture is worth a thousand words, which ones are chosen, collapses the box, entire… choose wisely.
Maybe this will be also some “voice” in discussion?
https://www.kyudo.jp/pdf/notice/20200603_notice.pdf (from ZNKR webpage).
@Pure Zen
Thanks for your comment.
The problem with all this is not that masters don’t know their own language, it is that some (too many IMO) reinterpret it to their liking with few concerns for actual history.
The very simple fact that some Japanese dictionaries point out the fact that “hokodome” is a historically inaccurate interpretation should be enough.
As for what concerns your point about “modern violence”, I’m not going to give you a history lesson about violence here. Have a look at what some “Budo” masters did during WWII, it should be enough to demonstrate that violence had its place through all time in history (and still do), and that Budo has very few to do with its actual decline for the past few decades.
Implying that, I may have taken this perspective is inconsistent with the contents of this article, but if you really need to make sure that’s not my perspective, feel free to watch this interview in which I state my opinion on this concept quite clearly: https://www.youtube.com/watch?v=MCV_gu0vWpo
Finally, the way you oppose Westerners to Asian shows a great cultural misunderstanding.
The Japanese society is certainly less physically violent than most Western societies. However, it is often much more psychologically violent (including to a large extent within the teaching or Budo itself). Be it physical of psychological, the violence has the same origin and trading one for the other only changes appearance, not what’s on people’s hearts.
PS: I do not care much for holy books. Despite being an expert in Japanese religion, I am an Atheist and I build my reasoning solely on logical thinking.
You mean to say the old Japanese/Chinese Masters who defined and taught the concept of BuDo/WuShu as “Hokodome” for generations, don’t know their own language and history???
In Violence to solve issues In Victory and Defeat and that everything is fair in Love and WarSeriously this is as messed up as the violent interpretations of the Holy Books of various religions.
And just because most westerners who believe
can’t digest this oriental definition of Martial Arts, as it goes against their belief and justifications of war claiming that War is for Peace, they will try to find ways to play with words to jump to their own conclusions.
In fact all hot blooded violence loving people practicing MA as a Fighting System will be delighted to propagate this idea supporting Violence which is the philosophy of Fighting as the philosophy of Martial Arts… which in reality it is not…
No doubt Martial Arts evolved from fighting and Violence, But Martial Art is not Violence or Fighting, it has greatly evolved into the Art of Peace, the Art of Preventing and Stopping Violence/War.
The way a person uses a toilet depending on his Mental Development and Spiritual Awareness, likewise even what one does in the name of Martial Arts will depend on one’s Mental Development and Spiritual Awareness…
Very interesting explanation, it makes sense to associate and analyze from the point of view of the time in which the word was first used. Thanks for sharing.
Could be’ interprete also like “when Spears are stopped” or “at rest”?
It makes sense with the footprints but also It refers to the military training not in the Battlefield but to be prepared at the Battlefield.
In reply to Carlo Cocorullo.ell, based on the Kanji parts original signification, no, it can’t be interpreted as “stop” or “at rest”.
Ellis Amdur had a nice comment on this recently, which was “Ok, let’s say it means ‘stopping the spear’, in the opponent’s belly.”
“Bu” has a very broad meaning, it can’t be interpreted as military training, for this, it would need to be associated to another Kanji. “Bu” simply means war in a very broad sense.
You must not forget that “Bu” in itself is not a word, it’s a composite.
Interesting enough the part of the kanji in question (sorry I do not have the ability to write the kanji), to stop or originally to move as in the article, is also used on things like containers (like coffee karaffees). In this use it means to close off, like a spickett. So another interpretation could be to close off warfare. Kind of like our mordant doctrine of military superiority. Peace through superior firepower. As a side no one would interpret the “close off” kanji as to move forward. Perhaps as most linguists precise language evolves of time and old meanings come to have other newer accepted definitions. I am certainly no expert, but Budo could well mean to close off warfare, or it could also entail closing off the advance of enemy forces. Or to deter war. Just my musings, hope I didn’t rain on the parade.
In reply to Michael Hanna.
This article probably lacks some clarification on how the Japanese language is organized.
A kanji, alone, has no clearly defined meaning, and is not even a word (apart for a few exceptions).
It is very difficult to translate a broad concept, much more difficult than translating a word, and I believe that broad concepts should stay vague in the translation.
Therefore, Bu and Budo are not the same thing.
Bu is a broad concept of war (not peace), which is what we wanted to clarify here.
It also means that the deep meaning of a concept evolves less than a word.
This is because a word is defined by how it is used by native speakers.
As an example, the first occurrence of the word “Budo” in ancient texts used to mean what we now call “Bushido”, the way of life of the warriors.
The meaning later changed when it was adapted to replace “Bujutsu Senmon Gakko” to “Budo Senmon Gakko”, with many influences strongly linked to modern Budo (including Jigoro Kano).
Be it in “Bushido” or in the modern definition, Budo never ever referred to the art of war, but only to the way of life of the samurai or to the way of educations that are modern Budo.
And yet, its first Kanji is “Bu”.
From this perspective, the “Hokodome” interpretation makes sense, and why not ?
Because “Bu” is also used in many other words, in which it clearly means “war.” In “Bujutsu” for example.
All this demonstration to say that depending on the context in which it is used, there are many ways to interpret this Kanji and we wouldn’t dare saying which one is correct and which one is not.
Justifying that “Budo” means “peace” by analyzing the Kanji, however, is a mistake and shows a lack of understanding of what a language is.
It’s not the Kanji that defines the word, it’s how the word is used by speakers.
So, on the Kanji definition, we’re not making up things or interpretation, we just dig up some books on the subject, and presented what is the conclusion of almost all linguists (I say almost, but we haven’t been able to find any trustworthy research that would back up the Hokodome theory). Despite our educational background, we consider that we are far from having the required knowledge to contradict specialists.
The final answer to your question would, therefore, be: we don’t know.